
« Je vais manifester ! »
Ah, cette belle phrase pleine de conviction, souvent accompagnée d’un regain d’énergie, d’une pancarte humoristique et d’un espoir un peu désespéré. Mais que se passe-t-il réellement dans notre tête quand on décide de se joindre à la foule en colère ? Est-ce que les manifestations sont-elles vraiment efficaces ou est-ce seulement un défouloir ? Pourquoi avons-nous cette irrésistible envie de brandir des slogans, et surtout, que nous arrive-t-il une fois la manif terminée ? Spoiler alert : souvent, pas grand-chose…
« Mais si on est vraiment nombreux, Ils vont bien finir par nous écouter non ? »
Hélas, j’ai bien peur que ce soit une illusion Pamela…
Les mécanismes psychologiques en jeu
L’effet de groupe et l’illusion de la toute-puissance
Quand on participe à une manifestation, on ressent une énergie particulière : on est des milliers, on partage la même colère ou le même espoir, et on se dit que cette masse doit forcément impressionner. C’est ce qu’on appelle l’effet de groupe (Forsyth, 2019), un phénomène bien étudié en psychologie sociale. Mais attention, cette impression de toute-puissance est souvent un mirage. Comme l’a montré Reicher (2001), le sentiment d’unité et de force collective peut donner une illusion de contrôle sur les événements, mais il ne garantit pas un impact concret. Les foules impressionnent, certes, mais elles ne décident pas.
« Sauf si elles sont en colère ! »
Heu…
La catharsis ou l’art de crier pour se sentir mieux
Hurler des slogans, taper sur une casserole ou danser au rythme d’un camion-sono, ça fait du bien. C’est ce qu’on appelle la catharsis, un concept introduit par Freud et Breuer dès 1895. L’idée est simple : exprimer ses émotions pour mieux les évacuer. Mais est-ce si efficace ? Pas si sûr. Des recherches modernes, comme celles de Bushman (2002), montrent que la catharsis peut parfois renforcer l’agressivité au lieu de l’apaiser. En clair, si manifester nous soulage sur le moment – un peu comme une soupape qui relâche la pression –, cela ne garantit pas que notre colère s’éteigne une fois rentrés chez nous. Pire, cela peut nous laisser dans un état de frustration latente.
Mais ce qui nous intéresse là se situe plus au niveau du camp adverse qui sera alors dans un état de malaise psychologique…
La dissonance cognitive et la résistance au changement
Un obstacle majeur à l’efficacité des manifestations, c’est la dissonance cognitive, théorisée par Festinger (1957). Quand une manifestation expose des idées qui bousculent les croyances établies – par exemple, une remise en question des normes sociales ou économiques –, elle peut provoquer un inconfort chez ceux qui ne partagent pas ces idées. Plutôt que de changer d’avis, ces personnes vont souvent rationaliser leur position ou rejeter le message en bloc. Une manifestation pour la justice climatique, par exemple, peut galvaniser les convaincus, mais elle risque de braquer les sceptiques, qui se retrancheront derrière des arguments comme « c’est exagéré » ou « ça ne me concerne pas ».
« Bon, ok ! L’opposition ne sera peut-être pas convaincue, mais les manifestants s’engagent encore plus dans les actions »
Je ne veux pas te démoraliser Pamela mais, as-tu déjà entendu parler de l’effet spectateur ?
L’effet spectateur et la dilution de la responsabilité
Étudié par Darley et Latané (1968), ce phénomène montre que plus il y a de monde dans une situation donnée, moins chacun se sent personnellement responsable d’agir. Dans une manifestation, cet effet joue à plein : les participants peuvent ressentir une satisfaction à « faire partie du mouvement », mais cela ne se traduit pas forcément par un engagement concret au-delà de l’événement. Van Stekelenburg et Klandermans (2013) ont montré que, si les manifestations permettent une forme de communion émotionnelle, elles échouent souvent à transformer cette énergie en actions durables, car chacun pense que « quelqu’un d’autre » – les organisateurs, les politiques – s’en chargera.
« Et pour les non-participants, ceux qu’on veut convaincre ? «
Même topo.
En voyant une foule manifester, ils peuvent se dire : « Puisque tant de gens s’en occupent, je n’ai pas besoin de m’impliquer. » Paradoxalement, une grande mobilisation peut donc engendrer une forme d’apathie (voir dépression) chez ceux qui restent en dehors. Ce qui commence à creuser un écart entre les manifestants et les spectateurs.
La polarisation et le retour de bâton émotionnel
Les manifestations, surtout quand elles sont bruyantes ou conflictuelles, peuvent accentuer la polarisation sociale. Les travaux de McGarty et al. (2009) montrent que ces événements renforcent souvent le sentiment d’appartenance (détails ici) des participants, mais creusent un fossé avec ceux qui n’y adhèrent pas. Des slogans radicaux ou des actions perçues comme extrêmes – blocages, affrontements avec la police – risquent d’aliéner une partie du public, même ceux qui auraient pu être sensibles à la cause.
Et puis, il y a ce qu’on pourrait appeler le « retour de bâton émotionnel ». Après l’euphorie d’une manifestation, vient souvent une petite voix intérieure : « Et maintenant ? Qu’est-ce qui change vraiment ? » Cette désillusion peut mener à de la frustration, voire à une forme d’apathie. Selon Hirschman (1970), face à une contestation qui ne produit pas de résultats concrets, les individus ont trois options : persister, accepter leur impuissance ou se retirer dans l’indifférence. Les manifestations répétées sans effet visible risquent donc de démobiliser à terme.
« Mais parfois, on dirait que manifester énerve encore plus les gens au pouvoir, non ? »
Oui, mais c’est pas forcément bon signe puisque la conséquence sera de renforcer le système qu’elles cherchent à combattre.
L’effet paradoxal : renforcer le système au lieu de le déstabiliser
Cela peut sembler contre-intuitif, mais c’est sérieux. Tilly et Tarrow (2015) ont montré que, face à une contestation fréquente ou perçue comme violente, les gouvernements ont tendance à durcir leur position plutôt qu’à céder. En d’autres termes, si manifester devient une habitude, les dirigeants apprennent à y résister plus efficacement. On l’a vu dans certains contextes (ici) où des lois plus strictes ou des mesures de contrôle social ont suivi des vagues de protestation.
Et ça peut aussi aboutir à une diminution des efforts des manifestants…
L’illusion du changement immédiat et l’effet de substitution morale
Une manifestation réussie – avec beaucoup de monde, une bonne couverture médiatique – peut donner l’impression que le changement est imminent. Mais cette illusion a un revers : elle peut nous pousser à relâcher nos efforts ailleurs. C’est ce qu’on appelle l’effet de substitution morale (Mazar & Zhong, 2010) : après une action perçue comme « bonne » (comme manifester), on a tendance à se sentir moralement satisfait et à moins s’investir par la suite. Si marcher dans la rue nous donne bonne conscience, on risque de négliger des formes d’engagement plus discrètes mais parfois plus efficaces, comme le dialogue ou le travail communautaire.
« Heureusement qu’on a les réseaux sociaux. C’est plus facile de rassembler du monde. Ça doit aider, ça ! »
Tout n’est pas si simple Pamela. Les réseaux sociaux ont un rôle ambigu : ils mobilisent, mais ils créent aussi des illusions d’action. On appelle ça le slacktivisme.
L’impact des réseaux sociaux : mobilisation ou illusion d’action ?
Avec les réseaux sociaux, organiser une manifestation n’a jamais été aussi facile. Un hashtag, une publication virale, et hop, des milliers de personnes peuvent se réunir. Mais attention au piège du « slacktivisme », un terme popularisé par Morozov (2011). Liker, partager ou signer une pétition en ligne donne l’impression d’agir, mais cela reste souvent symbolique. Résultat ? Beaucoup d’énergie dépensée pour un impact limité. Les réseaux sociaux amplifient la visibilité, mais ils diluent aussi l’engagement réel.
« Mais attends, moi je manifeste parce que je suis vraiment en colère, pas juste pour liker un truc ! »
Bien sûr, et c’est là qu’on entre dans les mécanismes psychologiques individuels.
Les mécanismes psychologiques individuels
Pourquoi les gens participent-ils aux manifestations ? Souvent pour des raisons très personnelles. La privation relative (Walker & Smith, 2002), par exemple, désigne ce sentiment d’injustice quand nos attentes dépassent la réalité vécue. Ce ressenti peut pousser à l’action collective, mais il varie énormément d’une personne à l’autre. De plus, le biais de confirmation (Nickerson, 1998) – cette tendance à ne chercher que des informations qui confirment nos croyances – limite l’ouverture au dialogue. Un manifestant convaincu de sa cause risque d’ignorer les arguments contraires, ce qui freine toute possibilité de compromis. C’est notamment le biais majoritairement présent dans les démarches des platistes.
Enfin, la dilution de responsabilité joue encore ici : dans une foule, chacun se sent moins personnellement responsable des résultats. Cela peut mener à une implication en demi-teinte, où l’on participe « pour voir », sans vraiment s’investir.
« Mais ça ne peut pas aussi pousser tout le monde à aller plus loin ? »
Exactement et là on entre dans les dynamiques de groupe.
Les dynamiques de groupe
Dans une manifestation, les interactions entre participants façonnent l’ambiance et les résultats. La polarisation de groupe (Moscovici & Zavalloni, 1969), par exemple, peut radicaliser les opinions : à force de discuter entre convaincus, on finit par adopter des positions extrêmes. Ce phénomène peut éloigner le mouvement de ses objectifs initiaux et le rendre moins audible pour le grand public.
Le conformisme (Asch, 1951) joue aussi un rôle. Certains participent non par conviction, mais pour suivre le mouvement ou éviter la désapprobation sociale. Cela peut affaiblir la cohésion et la sincérité du groupe. Enfin, la désindividualisation (Zimbardo, 1969) – ce sentiment d’anonymat dans la foule – peut mener à des comportements impulsifs ou antisociaux, comme des débordements violents, qui ternissent l’image de la cause.
« Et les émotions dans tout ça ? »
Les émotions sont le moteur des manifestations. L’indignation face à une injustice peut galvaniser une foule. Mais si cette énergie n’est pas canalisée vers des actions constructives, elle peut se transformer en impuissance ou en frustration. Pire, la réactance psychologique (Brehm, 1966) – cette résistance face à une restriction perçue de liberté – peut pousser les autorités à durcir leur position, entraînant une escalade du conflit.
« Ce qui doit jouer directement sur l’état des manifestants »
Absolument, c’est ce qu’on appelle le stress et l’épuisement émotionnel. C’est un vrai risque pour les militants, et même pour le public.
Le stress et l’épuisement émotionnel
Manifester, c’est intense. Entre la colère, l’espoir et parfois la peur, les émotions sont à fleur de peau. Mais cette intensité a un coût. Comme le montrent les recherches sur le stress, une exposition prolongée à des situations émotionnelles intenses peut mener à un épuisement psychologique. Les militants qui enchaînent les manifestations sans résultats concrets risquent la « fatigue militante » (Chenoweth & Stephan, 2011), un état de désespoir ou de cynisme.
« Et pour le public ? »
À force de voir des images de manifestations, il peut se désensibiliser, rendant la cause presque banale.
Bref…
Alors, doit-on arrêter de manifester pour autant ? Pas forcément. Mais il est important de comprendre que les manifestations ne sont qu’un outil parmi d’autres. Une stratégie plus large, incluant le dialogue, l’organisation et l’engagement de long terme, est souvent plus efficace. Et puis, soyons honnêtes, si on va en manif, c’est aussi un peu pour l’ambiance, les slogans créatifs et le sentiment grisant d’être, le temps de quelques heures, un héros de la contestation.
Bibliographie
- Asch, S. E. (1951). Effects of group pressure upon the modification and distortion of judgments. In H. Guetzkow (Ed.), Groups, leadership and men: Research in human relations (pp. 177–190). Carnegie Press.
- Brehm, J. W. (1966). A theory of psychological reactance. Academic Press.
- Bushman, B. J. (2002). Does venting anger feed or extinguish the flame? Catharsis, rumination, distraction, anger, and aggressive responding. Personality and Social Psychology Bulletin, 28(6), 724–731.
- Chenoweth, E., & Stephan, M. J. (2011). Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict. Columbia University Press.
- Darley, J. M., & Latané, B. (1968). Bystander intervention in emergencies: Diffusion of responsibility. Journal of Personality and Social Psychology, 8(4), 377–383.
- Festinger, L. (1957). A Theory of Cognitive Dissonance. Stanford University Press.
- Forsyth, D. R. (2019). Group dynamics (7th ed.). Cengage Learning.
- Freud, S., & Breuer, J. (1895). Studies on Hysteria. Basic Books.
- Hirschman, A. O. (1970). Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Harvard University Press.
- Mazar, N., & Zhong, C.-B. (2010). Do green products make us better people? Psychological Science, 21(4), 494–498.
- McGarty, C., Bliuc, A.-M., Thomas, E. F., & Bongiorno, R. (2009). Collective action as the material expression of opinion-based group membership. Journal of Social Issues, 65(4), 839–857.
- Morozov, E. (2011). The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom. PublicAffairs.
- Moscovici, S., & Zavalloni, M. (1969). The group as a polarizer of attitudes. Journal of Personality and Social Psychology, 12(2), 125–135.
- Nickerson, R. S. (1998). Confirmation bias: A ubiquitous phenomenon in many guises. Review of General Psychology, 2(2), 175–220.
- Reicher, S. (2001). The psychology of crowd dynamics. In M. A. Hogg & R. S. Tindale (Eds.), Blackwell Handbook of Social Psychology: Group Processes (pp. 182–208). Blackwell Publishing.
- Tilly, C., & Tarrow, S. (2015). Contentious Politics. Oxford University Press.
- Van Stekelenburg, J., & Klandermans, B. (2013). The social psychology of protest. Current Sociology, 61(5-6), 886–905.
- Walker, I., & Smith, H. J. (Eds.). (2002). Relative deprivation: Specification, development, and integration. Cambridge University Press.
- Zimbardo, P. G. (1969). The human choice: Individuation, reason, and order versus deindividuation, impulse, and chaos. In W. J. Arnold & D. Levine (Eds.), Nebraska Symposium on Motivation
FAQ
Les manifestations sont-elles totalement inutiles ?
Non, pas totalement. Elles permettent de visibiliser une cause, de fédérer des individus et de libérer des émotions. Mais leur impact direct sur les décisions politiques ou sociales est souvent limité par des facteurs psychologiques et systémiques.
Pourquoi ressent-on un sentiment de frustration après une manifestation ?
Cela peut venir d’un décalage entre les attentes (un changement rapide) et la réalité (des résultats souvent lents ou inexistants). Ce phénomène, étudié par Hirschman (1970), peut mener à une forme de désillusion ou d’apathie.
Les réseaux sociaux aident-ils vraiment à mobiliser ?
Oui et non. Ils facilitent l’organisation et la diffusion des messages, mais ils favorisent aussi le « slacktivisme », où l’engagement reste superficiel (liker, partager) sans actions concrètes derrière.
Comment faire pour qu’une manifestation soit plus efficace ?
Compléter les manifestations par des actions stratégiques : dialoguer avec les décideurs, éduquer le public, construire des coalitions. La psychologie montre que le changement passe par des approches multiples, pas seulement par la rue.
Pourquoi certaines manifestations entraînent-elles des violences ?
La désindividualisation dans une foule peut mener à des comportements impulsifs. De plus, la réactance psychologique – quand on se sent limité dans sa liberté – peut provoquer des réactions agressives, surtout si les tensions montent avec les autorités.
Pourquoi ressent-on une adrénaline particulière en manifestation ?
C’est l’effet de groupe combiné à l’excitation de l’affrontement symbolique. Notre cerveau adore cette montée d’énergie collective (Reicher, 2001).
Est-ce que manifester a un réel impact ?
Cela dépend. Psychologiquement, oui, ça permet d’exprimer une frustration. Politiquement, ça reste très aléatoire (Tilly & Tarrow, 2015).
Comment éviter la frustration post-manifestation ?
S’engager sur le long terme dans des actions concrètes : éducation, lobbyisme, participation citoyenne… (Hirschman, 1970).
MARIUS François Psychologue et Hypnothérapeute Moulins 03000