
Le système judiciaire français, pilier historique de l’État de droit, fait face à des critiques récurrentes quant à son inefficacité. Délais excessifs, surpopulation carcérale et perte de confiance des citoyens témoignent d’une institution en tension, dont les dysfonctionnements ne se limitent pas à des questions organisationnelles, mais révèlent des enjeux psychologiques profonds qui nous amènent à ce titre : La justice en France ou l’inefficacité d’un système judiciaire.
Vous vous souvenez du biais du statu quo, de Samuelson et Zeckhauser, 1988 ? Mais si, on en parlait dans l’article précédent (ici). Ce biais cognitif qui fait en sorte qu’on préfère ce qui est déjà en place ou ce qui existe déjà face à des alternatives objectivement meilleures. On le retrouve dans la justice française et c’est un gros problème. Malheureusement, ce n’est pas le seul… Les soucis commencent dès le passage au tribunal.
Les Processus Décisionnels et les Biais Psychologiques
« La justice est aveugle, ça m’étonnerait qu’elle se laisse influencer »
Hélas, c’est pourtant vrai, même si ce n’est pas volontaire
Les processus décisionnels au sein du système judiciaire français sont influencés par des facteurs psychologiques qui compromettent son efficacité. Hunout (1987) explore la psychologie sociale des décisions de justice et met en évidence que les magistrats, bien que tenus à l’impartialité, sont sujets à des biais cognitifs tels que l’effet d’ancrage ou la pression sociale. Dans un contexte de surcharge, ces biais peuvent conduire à des jugements hâtifs ou à une surinterprétation des éléments de preuve, comme le montre l’étude de Bernard-Requin (2012). Elle révèle que les expertises psychologiques, censées éclairer la responsabilité pénale, sont parfois perçues comme des preuves de culpabilité, influençant indûment les décisions. Mais ce ne sont pas leur but, comme l’article sur les tueurs en série.
Par ailleurs, la communication des décisions judiciaires joue un rôle crucial dans leur acceptabilité. Cadiet (2018) argumente que des décisions mal motivées ou rendues dans un climat de tension (par exemple, lors de comparutions immédiates) sont perçues comme violentes par les parties, renforçant le sentiment d’injustice. Cette dynamique psychologique souligne une faille systémique : l’incapacité à concilier rapidité et qualité dans le traitement des affaires.
« Ils restent humains malgré tout, ils ne peuvent pas être complètement objectifs »
Oui, tu as raison Mélanie, mais il n’y a pas que ça qui pose problème…
Ce ne sera pas détaillé ici puisque tout est déjà expliqué dans l’article sur le psychotraumatisme mais gardons en tête que les procédures du tribunal peuvent aboutir à un trouble de stress post traumatique pour les victimes… Le passage au tribunal est une épreuve très lourde, du fait de la nécessité de narrer les événements devant un public mais aussi de devoir répondre à des questions parfois violentes. Tout ça pour aboutir à un jugement qui n’est pas à la hauteur des attentes des victimes mais qui prend surtout énormément de temps à apparaître.
Les Délais Judiciaires et Leurs Conséquences Psychologiques
L’un des principaux inconvénients du système judiciaire français concerne les délais excessifs de traitement des affaires. Selon une étude menée par Bargues et Ferey (2002), les durées prolongées des procédures judiciaires ont des conséquences psychologiques significatives sur les justiciables, notamment une augmentation du stress, de l’anxiété et un sentiment d’impuissance. Ces délais, souvent perçus comme une forme d’injustice procédurale, minent la confiance envers l’institution judiciaire. Les auteurs soulignent que la perception de l’efficacité d’un système judiciaire est un élément constitutif de sa qualité, et que des retards prolongés contribuent à une défiance croissante.
Cette observation est corroborée par une analyse empirique de Kittelsen et Forsund (1992), qui montre que l’inefficacité des tribunaux, mesurée en termes de volume d’affaires traitées, est souvent liée à une mauvaise allocation des ressources humaines et techniques. En France, cette inefficacité se traduit par une surcharge chronique des magistrats et des greffiers, entraînant un épuisement professionnel (burnout) et une diminution de la qualité des décisions rendues, comme le note Lhuilier et Veil (2001) dans leur analyse des tensions au sein de l’administration pénitentiaire.
« Oui enfin, ça ne change pas grand chose, dans tous les cas, il faudrait un passage en prison »
Désolé de te décevoir mais la prison n’a jamais été efficace…
L’inefficacité du placement en détention : un système qui punit sans réparer
La prison est souvent perçue comme un outil de dissuasion et de protection sociale. Pourtant, les données scientifiques remettent en question cette idée. Une méta-analyse de Gendreau, Goggin et Cullen (1999) montre que les sanctions sévères, comme l’incarcération prolongée, n’ont qu’un effet dissuasif marginal sur les taux de récidive, avec une réduction estimée à seulement 3 %. Nagin (2013) souligne que la peur de la punition est moins efficace que le renforcement des normes sociales positives pour modifier les comportements.
En France, la surpopulation carcérale aggrave cette inefficacité. Avec un taux d’occupation moyen de 143 % dans les maisons d’arrêt en 2020 (Observatoire International des Prisons), les détenus subissent des conditions dégradantes – promiscuité, manque d’hygiène, absence d’activités – qui entravent toute forme de réhabilitation.
« Oui mais ils ne sont pas là pour passer du bon temps »
Non, mais ils sont là pour ne pas recommencer
Une étude de Durose, Cooper et Snyder (2014) aux États-Unis, révèle que des conditions carcérales difficiles augmentent les troubles psychologiques de 15 %, rendant la réinsertion improbable. Kensey (2007) démontre que la longueur des peines d’emprisonnement ne réduit pas systématiquement la récidive, mais peut au contraire l’aggraver dans de nombreux cas. Les travaux de Chantraine (2004) appuient cette idée en montrant que l’expérience carcérale, marquée par l’isolement et la perte d’autonomie, génère des effets psychologiques délétères tels que la dépression.
« Tu veux dire que lorsque les détenus sortent, ils ne sont pas dans des disposition pour faire face à la vie ? »
C’est exactement ça Mélanie ! Ce système, en privant les individus d’autonomie, les infantilise et renonce à leur offrir des outils pour se réintégrer.
Isolement social et déprofessionnalisation
L’incarcération entraîne des effets délétères bien documentés. L’isolement social est un problème majeur : selon une étude longitudinale de Haney (2003), 80 % des détenus perdent des liens significatifs avec leur entourage après un an de détention. En France, les restrictions sur les visites (limitées à une heure par semaine dans de nombreux établissements) et les coûts de déplacement pour les familles accentuent cette rupture. Les travaux de Liebling et Maruna (2005) montrent que cet isolement favorise des troubles anxieux et dépressifs chez 60 % des détenus, compromettant leur capacité à renouer avec la société (voir l’article sur le soutien social).
La déprofessionnalisation est une autre conséquence critique. En 2022, seuls 28 % des détenus français ont eu accès à un travail ou une formation en prison (Ministère de la Justice). Une étude de Western, Kling et Weiman (2001) aux États-Unis indique que chaque année d’incarcération réduit les chances d’emploi post-libération de 10 à 20 %, en raison de la perte de compétences et de la stigmatisation par les employeurs. En France, Guilbaud (2010) observe un phénomène similaire : l’inactivité forcée en détention renforce un sentiment d’inutilité sociale, incompatible avec les objectifs de réinsertion. Ces données soulignent que la justice punitive, loin de « corriger », désocialise les individus.
« Ok, ils sont isolés, peut-être même en souffrance et en décalage avec l’extérieur de la prison. C’est ce qui va déclencher la récidive ? »
Absolument…
La récidive : quand la punition entretient la délinquance
La récidive est l’un des échecs les plus parlant de la justice punitive. En France, selon une étude du Ministère de la Justice (2016), 32,9 % des sortants de prison commettent une nouvelle infraction dans l’année, un taux qui atteint 59 % sur cinq ans pour les délits graves. Les travaux de Cullen, Jonson et Nagin (2011) montrent que l’incarcération accroît la probabilité de récidive de 7 % par rapport à des peines alternatives, en exposant les détenus à des réseaux criminels. Cette « contagion délinquante » est particulièrement marquée chez les jeunes : une étude de Bayer, Hjalmarsson et Pozen (2009) révèle que l’effet pair en prison augmente de 22 % les risques de réitération chez les mineurs.
Sur le plan psychologique, Andrews et Bonta (2010) démontrent que la punition sans accompagnement ne développe ni empathie ni prise de conscience. Au contraire, elle engendre souvent un ressentiment envers la société, perçue comme punitive et excluante. La théorie de la désistance (Maruna, 2001) ajoute que la récidive diminue lorsque les individus trouvent un sens à leur parcours, ce que la prison, dans sa forme actuelle, ne permet pas. Ainsi, la justice punitive entretient un cycle de délinquance qu’elle prétend combattre.
« Donc ce n’est pas ce qu’il faut faire, parce qu’on enlève toute capacité de réflexion à l’auteur des faits ? »
Oui, c’est bien ça !
Une infantilisation du système judiciaire : la perte de sens de la peine
La justice punitive infantilise à la fois les détenus et le système lui-même. En retirant toute responsabilité aux individus, elle les maintient dans une passivité contraire aux principes de la psychologie du développement. Deci et Ryan (2000), dans leur théorie de l’autodétermination, insistent sur le besoin d’autonomie pour favoriser le changement personnel, un besoin que la prison ignore. Christie (1977) critique cette approche en soulignant qu’elle confisque le conflit aux parties concernées – victimes et auteurs – pour le déléguer à une bureaucratie déshumanisée.
En France, cette infantilisation se traduit par une gestion mécanique des peines : en 2021, 70 % des condamnations à de courtes peines (moins d’un an) concernaient des infractions mineures, selon le Conseil de l’Europe. Pourtant, une étude de Lappi-Seppälä (2008) montre que les pays privilégiant des sanctions non carcérales, comme la Finlande, affichent des taux de récidive inférieurs de 20 % à ceux de la France. Cette focalisation sur la punition plutôt que sur la réparation vide la justice de son sens, au détriment de la société.
« Admettions qu’il existe d’autres solutions. Concrètement quelles sont-elles ?
La plus prometteuse est la justice restaurative
La justice restaurative : une alternative porteuse d’espoir
Face à ces limites, la justice restaurative propose une approche centrée sur la réparation. Introduite en France par la loi du 15 août 2014, elle favorise le dialogue entre victimes et auteurs, souvent via des médiations ou des rencontres encadrées. Inspirée des travaux de Zehr (1990), elle repose sur l’idée que la justice doit guérir et non pas punir. Une méta-analyse de Latimer, Dowden et Muise (2005) montre que ce modèle réduit la récidive de 26 % en moyenne, grâce à la responsabilisation des auteurs.
En pratique, des programmes comme les rencontres détenus-victimes (RDV) permettent aux participants d’exprimer leurs émotions et de co-construire des solutions. Une étude de Shapland et al. (2008) au Royaume-Uni rapporte que 85 % des victimes se disent satisfaites après une médiation, contre 23 % dans un procès classique. Sur le plan psychologique, Strang et al. (2013) notent une diminution de 40 % des symptômes de stress post-traumatique chez les victimes participantes. En France, bien que encore marginale (1 500 mesures en 2020), la justice restaurative gagne du terrain, portée par des résultats prometteurs et un soutien croissant des professionnels.
Bonus : Je verrai toujours vos visage est un film qui traite très bien du sujet, par ici pour la bande annonce 😉
Conclusion
La système judiciaire français, marquée par une dépendance excessive à l’incarcération, échoue à répondre aux défis de la délinquance. Elle aggrave l’isolement, la déprofessionnalisation et la récidive, tout en infantilisant un système incapable de donner du sens à la peine. Ce constat amène à prendre conscience des conséquences psychologiques pour les personnes concernées (professionnels, victimes et auteurs des faits) mais aussi sociologiques, financières et politique. Des alternatives, déjà connue, doivent être utilisées : libération conditionnelle, bracelet électronique, justice restaurative. Cette dernière est très prometteuse, mise sur la réparation et le dialogue, ce qui engendre une réduction de la récidive et restaure la dignité des parties. Si elle ne peut remplacer totalement la justice pénale, son développement pourrait transformer une justice aujourd’hui en crise en un levier de cohésion sociale.
Bibliographie : La justice en France ou l’inefficacité d’un système judiciaire
- Andrews, D. A., & Bonta, J. (2010). The Psychology of Criminal Conduct. Routledge.
- Bargues, E., & Ferey, S. (2002). La qualité de la justice : une approche centrée sur les usagers. Droit et Société, 194-210.
- Bayer, P., Hjalmarsson, R., & Pozen, D. (2009). Building Criminal Capital Behind Bars: Peer Effects in Juvenile Corrections. The Quarterly Journal of Economics, 124(1), 105-147.
- Bernard-Requin, M. (2012). La recherche de la vérité en psychologie et psychiatrie judiciaires. La psychologie dans la décision judiciaire. , 170(2), 0–126.
- Chantraine, G. (2004). Par-delà les murs : une sociologie de l’expérience carcérale. Sociétés Contemporaines.
- Christie, N. (1977). Conflict as Property. The British Journal of Criminology, 17(1), 1-15.
- Cullen, F. T., Jonson, C. L., & Nagin, D. S. (2011). Prisons Do Not Reduce Recidivism: The High Cost of Ignoring Science. The Prison Journal, 91(3), 48S-65S.
- Deci, E. L., & Ryan, R. M. (2000). The “What” and “Why” of Goal Pursuits: Human Needs and the Self-Determination of Behavior. Psychological Inquiry, 11(4), 227-268.
- Durose, M. R., Cooper, A. D., & Snyder, H. N. (2014). Recidivism of Prisoners Released in 30 States in 2005. Bureau of Justice Statistics.
- Gendreau, P., Goggin, C., & Cullen, F. T. (1999). The Effects of Prison Sentences on Recidivism. Public Safety Canada.
- Guilbaud, F. (2010). Travailler en prison : une analyse sociologique. Champs Pénal/Penal Field, 7.
- Haney, C. (2003). The Psychological Impact of Incarceration: Implications for Post-Prison Adjustment. Crime and Justice, 30, 37-77.
- Hunout, P. (1987). La psychologie sociale des décisions de justice : une discipline en émergence. Déviance et Société, 11(3), 271-292.
- Kensey, A. (2007). Prison et récidive : les limites d’un système punitif. Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques.
- Kittelsen, S. A. C., & Forsund, F. R. (1992). Efficiency analysis of Norwegian district courts. Journal of Productivity Analysis, 3(3), 277-306.
- Lappi-Seppälä, T. (2008). Trust, Welfare, and Political Culture: Explaining Differences in National Penal Policies. Crime and Justice, 37(1), 313-387.
- Latimer, J., Dowden, C., & Muise, D. (2005). The Effectiveness of Restorative Justice Practices: A Meta-Analysis. The Prison Journal, 85(2), 127-144.
- Lhuilier, D., & Veil, C. (2001). Le piège de l’administration pénitentiaire : entre punir et humaniser. Revue de Psychologie du Travail.
- Liebling, A., & Maruna, S. (2005). The Effects of Imprisonment. Willan Publishing.
- Magadoux, M. (2022). L’influence des biais cognitifs dans le processus judiciaire. Sciences de l’Homme et Société.
- Maruna, S. (2001). Making Good: How Ex-Convicts Reform and Rebuild Their Lives. American Psychological Association.
- Nagin, D. S. (2013). Deterrence in the Twenty-First Century. Crime and Justice, 42(1), 199-263.
- Samuelson, W., & Zeckhauser, R. (1988). « Status Quo Bias in Decision Making ». Journal of Risk and Uncertainty, 1(1), 7-59.
- Shapland, J., et al. (2008). Does Restorative Justice Affect Reconviction?. Ministry of Justice, UK.
- Strang, H., et al. (2013). Restorative Justice Conferencing (RJC) Using Face-to-Face Meetings of Offenders and Victims: Effects on Offender Recidivism and Victim Satisfaction. Campbell Systematic Reviews, 9(1).
- Tournier, P. (1994). La prison : une institution en crise. Revue Française de Criminologie.
- Wacquant, L. (1999). Les prisons de la misère. Paris : Raisons d’agir.
- Western, B., Kling, J. R., & Weiman, D. F. (2001). The Labor Market Consequences of Incarceration. Crime & Delinquency, 47(3), 410-427.
- Zehr, H. (1990). Changing Lenses: A New Focus for Crime and Justice. Herald Press.
FAQ : La justice en France ou l’inefficacité d’un système judiciaire
1. Pourquoi la prison ne réduit-elle pas la délinquance ?
Les études montrent qu’elle accroît la récidive en exposant les détenus à des réseaux criminels et en dégradant leurs conditions psychologiques et sociales (Cullen et al., 2011).
2. Quels sont les effets de l’isolement en prison ?
Il entraîne des troubles anxieux et dépressifs chez 60 % des détenus et complique la réinsertion (Haney, 2003).
3. La justice restaurative est-elle efficace ?
Oui, elle réduit la récidive de 26 % en moyenne et satisfait 85 % des victimes (Latimer et al., 2005 ; Shapland et al., 2008).
4. Pourquoi la prison infantilise-t-elle les détenus ?
Elle supprime leur autonomie, un besoin essentiel au développement personnel (Deci & Ryan, 2000).
5. Peut-on remplacer totalement la prison par la justice restaurative ?
Non, mais elle peut compléter le système pour les infractions adaptées, comme le montrent les expériences internationales (Zehr, 1990).
MARIUS François Psychologue et Hypnothérapeute Moulins 03000