
Pourquoi la dernière campagne de culpabilisation des consommateurs de drogues est vouée à l’échec ?
Les campagnes de prévention visant à réduire l’usage de drogues adoptent souvent des stratégies de culpabilisation, en mettant en avant les conséquences négatives de la consommation sur la société et sur l’individu. La campagne lancée le 6 février 2025 par le ministère de l’Intérieur et Bruno Retailleau s’inscrit dans cette lignée, associant directement la consommation de drogues au financement des réseaux criminels. Toutefois, la littérature scientifique en psychologie de la prévention et en santé publique met en évidence les limites de ces approches, qui peuvent être inefficaces, voire contre-productives.
L’inefficacité des campagnes de culpabilisation selon la psychologie de la prévention
« Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas, il faut leur faire peur pour qu’ils prennent conscience ! »
Malheureusement, ce n’est pas aussi simple que ça Sylvie, l’être humain est parfois plus complexe qu’on ne le pense.
Quant on touche à la peur et à la culpabilité, il vaut mieux s’accrocher parce que ça peut partir dans tous les sens. Ces deux sentiments existent pour pointer du doigt un danger et alerter des conséquences d’un comportement. Néanmoins, la réaction face à ce signal d’alarme est rarement une prise de conscience. Pour votre cerveau, le but sera de calmer cette peur et de décrédibiliser la culpabilité le plus vite. Et qui dit vite, dit erreur de jugement…
🔹Réactance psychologique et rejet du message
Les recherches montrent que les individus exposés à des messages culpabilisants activent des mécanismes de défense psychologique pour se protéger de la détresse émotionnelle. Par exemple, Witte & Allen (2000) ont démontré que face à une menace émotionnelle forte, les personnes ont tendance à rejeter le message ou à minimiser leur propre implication pour réduire leur inconfort cognitif. En d’autres termes, plutôt que de modifier leur comportement, les consommateurs peuvent chercher à justifier leur usage ou à nier l’impact de leurs actions.
Historiquement, de nombreuses campagnes de prévention ont tenté de dissuader la consommation de drogues en exagérant les dangers et en provoquant une peur intense. Cependant, Peters et al. (2013) expliquent que l’efficacité de ces campagnes repose sur un équilibre délicat : si la peur est trop intense, elle devient paralysante et incite au déni plutôt qu’au changement de comportement.
L’exemple des campagnes anti-tabac aux États-Unis dans les années 1990 est révélateur. Hastings et al. (2004) ont constaté que les messages les plus culpabilisants et anxiogènes avaient conduit certains fumeurs à renforcer leurs comportements d’évitement et à ignorer les avertissements sanitaires.
De plus, lorsqu’un message est perçu comme une menace à la liberté individuelle, il peut provoquer un phénomène de réactance psychologique, incitant les individus à adopter un comportement opposé à celui recommandé (Brehm, 1966). Une méta-analyse de Steindl et al. (2015) souligne que les campagnes culpabilisantes, en activant ce mécanisme, peuvent entraîner une augmentation de la consommation plutôt qu’une réduction.
« Ok, donc soit c’est le déni, soit c’est l’opposition au message »
Et ce n’est pas tout…
🔹Effets paradoxaux de la culpabilité et de la honte
La culpabilité entraine la honte et dans certains cas, encourage des comportements réparateurs, mais aussi des effets négatifs. Une étude de Harris et al. (2006) montre que la honte est fortement corrélée à l’évitement et à la dissimulation des comportements jugés socialement inacceptables, ce qui réduit la probabilité que les consommateurs cherchent de l’aide. De plus, selon Tangney et al. (2007), la honte est associée à une diminution de l’estime de soi et à une augmentation du stress, ce qui peut exacerber les comportements addictifs.
« Donc un consommateur qui se sent mal consommera encore plus ? »
Bien vu Sylvie ! On ne serait pas dans l’engrenage principal de l’addiction par hasard ?
🔹Biais de l’optimisme et perception de la menace
Les campagnes culpabilisantes reposent souvent sur la mise en évidence des risques sociaux et personnels de la consommation. Cependant, le biais de l’optimisme (Weinstein, 1980) pousse les individus à minimiser ces risques pour eux-mêmes tout en les reconnaissant pour les autres. Une étude de Gerrard et al. (1996) montre que les jeunes consommateurs perçoivent les messages de prévention comme s’adressant à d’autres, ce qui réduit leur impact.
« Oui mais là c’est pour qu’ils comprennent l’impact du trafic, ils ne peuvent pas nier leur rôle »
Malgré tout, on reste dans la culpabilité et la morale, et ça, c’est pas bon…
🔹L’impact limité des campagnes moralisatrices
Les campagnes basées sur une approche morale cherchent à associer la consommation de drogues à des valeurs négatives, comme l’irresponsabilité ou l’immoralité. Cependant, Guttman & Salmon (2004) montrent que cette approche échoue souvent parce qu’elle ne prend pas en compte la diversité des motivations qui poussent à consommer des substances psychoactives.
Un consommateur occasionnel, par exemple, ne se reconnaîtra pas dans l’image du « complice des cartels » véhiculée par la campagne. Ce décalage entraîne une dissonance cognitive qui réduit l’impact du message et peut même renforcer l’adhésion aux comportements de consommation.
« Bon ok, ils ne se sentent pas concernés. Mais ça ne les empêchent pas de se faire soigner ?! »
Encore perdu Sylvie …
L’impact négatif sur les consommateurs et la santé publique
🔹Stigmatisation et marginalisation des consommateurs
Les campagnes culpabilisantes renforcent la stigmatisation des consommateurs de drogues, les éloignant des structures de soins et de réduction des risques (Room, 2005). Selon une étude de Lancaster et al. (2018), la stigmatisation perçue par les consommateurs réduit leur engagement dans les programmes de traitement et de prévention. En 2013, Kulesza et al. révèlent que les individus se sentant jugés sont moins enclins à chercher de l’aide, car ils perçoivent les structures de soin comme hostiles ou inutiles.
« Du coup ça décrédibilise les structures de santé publique ? »
Complètement, c’est le principe de se tirer une balle dans le pied…
🔹Effets sur la perception publique et les politiques publiques
Les campagnes de culpabilisation favorisent une approche punitive de la consommation de drogues, influençant l’opinion publique et les politiques publiques (Reinarman & Levine, 1997). Or, les études montrent que les politiques axées sur la répression sont moins efficaces que celles centrées sur la prévention et la réduction des risques (MacCoun & Reuter, 2001). La justice restauratrice est un premier pas vers une justice efficace qui permet à l’auteur des faits de prendre conscience des choses de manière constructive, ce qui réduit la récidive et favorise la réinsertion (Lecomte et al. 2014).
« Du coup on fait pas de prévention si ça ne marche pas ?! »
Si, mais on la fait correctement !
Quelles alternatives efficaces aux campagnes de culpabilisation ?
🔹Les approches fondées sur la réduction des risques
Plutôt que de culpabiliser, les experts en santé publique recommandent des stratégies basées sur la réduction des risques (RdR). Marlatt & Witkiewitz (2010) ont démontré que les interventions qui fournissent des informations objectives, sans jugement, sur les dangers de la consommation permettent une meilleure prise de conscience et favorisent des comportements plus responsables.
Par exemple, les campagnes qui expliquent comment réduire les risques d’overdose ou comment tester la pureté des substances ont prouvé leur efficacité auprès des consommateurs. Ces approches encouragent des décisions éclairées plutôt qu’un rejet défensif du message.
🔹L’importance du renforcement positif et de l’empowerment
Les modèles de prévention basés sur le renforcement positif, comme l’auto-détermination (Deci & Ryan, 1985), sont plus efficaces que ceux basés sur la peur et la culpabilité. Selon une étude de Patrick & Canevello (2011), encourager les consommateurs à faire des choix informés et valoriser leurs capacités à prendre des décisions saines favorise davantage l’adoption de comportements préventifs.
🔹Sans oublier le soutien social et de l’accompagnement
Les campagnes les plus efficaces sont celles qui s’appuient sur l’accompagnement et le soutien des consommateurs. Kelly et al. (2017) ont montré que les messages encourageant la discussion ouverte et le recours aux services de soin augmentent significativement les chances de réduction ou d’arrêt de la consommation.
Les interventions par les pairs, où d’anciens consommateurs partagent leur expérience, sont particulièrement efficaces car elles permettent une identification positive et favorisent un engagement actif dans le processus de changement.
Bref…
Les recherches en psychologie de la prévention et en santé publique montrent que les campagnes de culpabilisation des consommateurs de drogues sont non seulement inefficaces mais aussi potentiellement nuisibles. Elles renforcent la stigmatisation, favorisent la marginalisation des consommateurs et peuvent provoquer des réactions opposées à celles recherchées. Des approches alternatives, basées sur la réduction des risques et l’auto-détermination, apparaissent comme des stratégies plus efficaces et scientifiquement fondées pour lutter contre les usages problématiques de drogues.
Pour voir la campagne du ministère de l’intérieur => ici
Pour plus d’informations sur les addictions => ici
FAQ
Pourquoi les campagnes de culpabilisation sont-elles inefficaces ?
Les campagnes basées sur la culpabilité peuvent provoquer une réactance psychologique, renforcer la stigmatisation et réduire la motivation des consommateurs à chercher de l’aide.
Quel est l’impact de la stigmatisation sur les consommateurs de drogues ?
La stigmatisation sociale isole les consommateurs, diminue leur accès aux soins et peut aggraver les comportements addictifs.
Quelles sont les alternatives aux campagnes de culpabilisation ?
Les approches basées sur la réduction des risques, l’auto-détermination et le renforcement positif sont scientifiquement prouvées comme étant plus efficaces pour prévenir la consommation problématique.
Bibliographie
- Brehm, J. W. (1966). A theory of psychological reactance. Academic Press.
- Deci, E. L., & Ryan, R. M. (1985). Intrinsic motivation and self-determination in human behavior. Springer Science & Business Media.
- Gerrard, M., Gibbons, F. X., Benthin, A. C., & Hessling, R. M. (1996). A longitudinal study of the reciprocal nature of risk behaviors and cognitions in adolescents: What you do shapes what you think, and vice versa. Health Psychology, 15(5), 344-354.
- Guttman, N., & Salmon, C. T. (2004). Guilt, fear, stigma and knowledge gaps: Ethical issues in public health communication interventions. Bioethics, 18(6), 531-552.
- Harris, N., Menzies, R. G., & Webster, H. (2006). The impact of guilt and shame on psychopathology and behavior: A review. Clinical Psychology Review, 26(5), 556-578.
- Hastings, G., Stead, M., & Webb, J. (2004). Fear appeals in social marketing: Strategic and ethical reasons for concern. Psychology & Marketing, 21(11), 961-986.
- Kelly, J. F., Humphreys, K., & Ferri, M. (2017). Alcoholics Anonymous and other 12‐step programs for alcohol use disorder. Cochrane Database of Systematic Reviews, 11.
- Kulesza, M., Larimer, M. E., & Rao, D. (2013). Substance use related stigma: What we know and the way forward. Journal of addictive behaviors, 38(2), 123-130.
- Lancaster, K., Seear, K., & Treloar, C. (2018). The stigmatisation of ‘problematic’ drug use: A narrative systematic review. International Journal of Drug Policy, 55, 54-62.
- Lecomte, J. (2014). Les multiples effets de la justice restauratrice. Journal du droit des jeunes, 334, 17-23.
- MacCoun, R., & Reuter, P. (2001). Drug war heresies: Learning from other vices, times, and places. Cambridge University Press.
- Marlatt, G. A. (1996). Harm reduction: Come as you are. Addictive Behaviors, 21(6), 779-788.
- Patrick, H., & Canevello, A. (2011). Methodological and conceptual issues in self-determination theory and research: The importance of using a person-centered approach. Motivation and Emotion, 35(1), 81-91.
- Peters, G. J. Y., Ruiter, R. A. C., & Kok, G. (2013). Threatening communication: A critical re-analysis and a revised meta-analytic test of fear appeal theory. Health Psychology Review, 7(Suppl 1), S8-S31.
- Reinarman, C., & Levine, H. G. (1997). Crack in America: Demon drugs and social justice. University of California Press.
- Ritter, A., & Cameron, J. (2006). A review of the efficacy and effectiveness of harm reduction strategies for alcohol, tobacco and illicit drugs. Drug and Alcohol Review, 25(6), 611-624.
- Room, R. (2005). Stigma, social inequality and alcohol and drug use. Drug and Alcohol Review, 24(2), 143-155.
- Steindl, S. R., et al. (2015). Understanding psychological reactance: New developments and findings. Journal of Social and Personal Relationships, 32(7), 924-943.
- Tangney, J. P., Stuewig, J., & Mashek, D. J. (2007). Moral emotions and moral behavior. Annual Review of Psychology, 58, 345-372.
- Weinstein, N. D. (1980). Unrealistic optimism about future life events. Journal of Personality and Social Psychology, 39(5), 806-820.
- Witte, K., & Allen, M. (2000). A meta-analysis of fear appeals: Implications for effective public health campaigns. Health education & behavior, 27(5), 591-615.
MARIUS François Psychologue et Hypnothérapeute Moulins 03000
Merci pour cet article qui met en lumière des doutes que j’avais par rapport à la culpabilité dans les campagnes de sensibilisation. Je ne comprends pas le gouvernement français qui a pourtant accès à ces informations…