
La paranoïa est un phénomène psychologique complexe qui se manifeste sous différentes formes, allant de simples idées de référence à des délires de persécution marqués. Elle peut être un symptôme temporaire ou constituer un trouble de la personnalité structuré. Ce processus trouve souvent son origine dans des biais cognitifs et des mécanismes de renforcement qui façonnent la perception du monde et des autres. Cet article explore les différentes facettes de la paranoïa, ses causes, ses manifestations et les modèles théoriques permettant de mieux la comprendre.
« Lorsque l’univers se ligue contre moi »
Qu’est-ce que la paranoïa ?
Paranoïa est un terme assez commun, il fait référence à un processus par lequel un individu est convaincu que les autres complotent contre lui. Dans le domaine scientifique, il prend place dans le délire de persécution (apparaissant dans la schizophrénie) ou encore la personnalité paranoïaque.
Le délire de persécution :
Le délire de persécution est une thématique du délire de la schizophrénie ou du trouble bipolaire, parmi les autres (érotomanie, mégalomanie, affiliation, mystique). Il en existe d’autres formes mais pas suffisamment contractées pour être répertoriées dans les revues scientifiques. Comme son nom l’indique, il désigne un délire, donc un épisode limité dans le temps, qui débutera par une décompensation et qui aura pour cible un domaine particulier (voisinage, collègues de travail…). En dehors de ces domaines, l’esprit critique de l’individu délirant est présent et fonctionnel.
Hiérarchie de la paranoïa :
Freeman explique en 2016 que le terme « paranoïa » englobe un ensemble de symptômes et plus précisément, toutes les idées délirantes que l’on retrouve dans la pyramide de la paranoïa :

Ainsi, la paranoïa ne serait pas un diagnostic mais un regroupement d’idées délirantes allant de « quelqu’un m’observe » (idée de référence) jusqu’à « des personnes veulent me faire du mal » (persécution) avec une conviction et une détresse provoquée, plus ou moins élevée. La persécution serait simplement la représentation de la menace la plus sévère de cette hiérarchie, correspondant uniquement aux pensées menaçantes soutenue avec conviction et provoquant une détresse. On ne parle donc de délire de persécution que si et seulement si le sujet est faussement convaincu que son intégrité physique et/ou psychologique est en danger, le mettant dans une position de détresse
psychologique.
La personnalité paranoïaque, quant à elle, s’exprime à travers la personnalité, donc, de manière stable dans le temps (à l’inverse du caractère épisodique du délire de persécution) et dans tous les domaines de vie. On parle alors de trouble de la personnalité, puisque tous les raisonnements de l’individu sont influencés par sa paranoïa. Et tout ça, à cause de la rapidité de son raisonnement.
« Donc il pense plus vite que les autres et c’est pour ça qu’il est parano ? »
Exactement !
Les biais cognitifs de la paranoïa :
La paranoïa résulte d’une rapidité de pensée provoquée par plusieurs facteurs. Parmi eux, les biais cognitifs :
🔹Jumping to Conclusion :
consiste à former des déductions peu probables à partir d’un nombre d’indices restreint (Freeman, 2007)
🔹Style Attributionnel :
la tendance naturelle que nous avons d’attribuer les évènements positifs comme internes et négatifs comme externes (Campbell & Sedikides, 1999). Celui-ci est amplifié dans la paranoïa (Bentall et al., 2001) et plus précisément pour l’attribution externe des évènements négatifs (Freeman et al., 2007)
🔹Theory Of Mind :
la capacité cognitive à « comprendre et appréhender les pensées, sentiments et intentions d’autrui » (Krawczyk, 2018). Elle nous permet d’interagir socialement de manière adéquate (Premack & Woodruff, 1978), ce qui n’est pas le cas dans la paranoïa puisqu’elle est dysfonctionnelle.
🔹Evitement des Stimuli Menaçants :
les stimuli considérés comme menaçant sont évités ou ignorés
🔹Anxiété et Safety Behaviours :
L’anxiété, a pour fonction de « maintenir un niveau élevé de vigilance dans le cas d’un possible danger » (Mathews, 1990). Mais cette anxiété va provoquer la formation et le maintien du délire puisqu’elle pousse le sujet à « tout regarder avec insistance ; écouter attentivement pour trouver des preuves ; regarder partout en cherchant des significations cachées » (Cameron, 1959).
Lorsqu’une menace est détectée, l’anxiété apparait afin de faire face à cette situation. Ainsi, l’individu aura recours à un comportement d’évitement, dans le but de diminuer cette anxiété associée (Green & Phillips, 2004). Les « safety behaviours » (Salkovskis, 1991), ou comportements de sécurité, sont des comportements d’évitement mis en place par l’individu en proie au délire de persécution pour éviter la confrontation à la menace et se mettre « en sécurité ». Ces comportements permettront de rassurer le sujet, mais provoqueront un renforcement de la réponse « évitement » et encreront d’autant plus la croyance selon laquelle la menace est réelle, mais qu’elle a été déjouée par le « safety behaviour ». (Freeman, 2007).
En cumulant les différents biais cognitifs présentés, il est aisé de comprendre qu’une situation puisse facilement être évaluée avec un décalage par rapport à la réalité par une personne atteinte d’un délire de persécution. Néanmoins, il semblerait que d’autres facteurs entrent en compte. Pour illustrer l’influence et l’interaction de ces différents biais cognitifs sur l’évaluation d’une situation, plusieurs auteurs ont proposé des modèles.
Modélisation de la paranoïa :
Tout d’abord, celui de Freeman et al. (2002)
Il suggère que le délire débute par un évènement provoquant du stress ou par une consommation abusive de drogue (décompensation).

S’en suit alors une excitation émotionnelle (stress), qui, provoque une confusion entre la situation vécue et le ressenti, causant des expériences anormales (hallucinations auditives, actions involontaires…). L’apparition de ces expériences anormales peut être influencée par les croyances de l’individu sur soi, sur les autres et sur la société, mais aussi par les biais cognitifs précédemment présentés. Une explication à cette expérience anormale est alors recherchée. Mais cette recherche est, elle aussi, influencée par les croyances et les biais cognitifs. La présence d’une croyance selon laquelle « le monde est dangereux », ou encore « les gens sont menaçants » suffit à achever la construction d’un délire de persécution. Il est à noter que l’anxiété est un facteur prémorbide à ce genre de croyance et peut influencer l’apparition d’un délire de persécution en prenant place dans l’étape d’excitation émotionnelle. Pourtant, certains éléments de l’environnement viennent contredire l’interprétation erronée de cette situation, jugée comme, menaçante.
Malgré les multiples preuves allant à l’encontre du jugement de l’individu, le délire se renforce et se maintient dans le temps (Freeman et al., 2002).
Renforcement du délire paranoïaque :

Tout d’abord, les éléments de l’environnement venant confirmer le jugement de l’individu provoquent un soulagement de la personne, mais aussi un renforcement de la croyance délirante. Par ailleurs, les preuves venant contredire son raisonnement renforcent elles-aussi la croyance en la présence d’une menace ; puisque pour faire face à la situation, il y a un recours aux « safety behaviours », qui ont pour but de désamorcer le danger, la disparition de la menace est alors attribuée au « safety behaviour » et non à la conclusion qu’il n’y avait pas de menace (Cf. Anxiété). Une évaluation complémentaire des croyances et des expériences en rapport avec une menace potentielle provoque ainsi un état dépressif et/ou anxieux. Les interactions sociales sont alors impactées et l’entourage change son regard sur l’individu. En ajoutant à cela les biais cognitifs propres à ce délire, d’autres preuves confirmant les croyances apparaissent donc aux yeux de l’individu.
Selon ces différents modèles, plusieurs éléments sont présents dans cette entité pathologique et forment le trouble par leur interaction.
En bref, la paranoïa est un processus complexe et auto-renforcé qui trouve sa source dans le stress et qui abouti à une conviction spécialisée (délire de persécution) ou généralisée (personnalité paranoïaque).
Bibliographie :
- American Psychiatric Association. (2013). Manuel Statistique et Diagnostique des Troubles Mentaux, (5ème éd.). American Psychiatric Association. Washington, DC.
- Bebbington, P. E., McBride, O., Steel, C., Kuipers, E., Radovanoviĉ, M., Brugha, T., Jenkins, R., Meltzer, HI., & Freeman, D. (2013). The structure of paranoia in the general population. British Journal of Psychiatry, 202(06), 419–427.
- Bentall, R. P., Corcoran, R., Howard, R., Blackwood, N., & Kinderman, P. (2001). Persecutory delusions: A review and theoretical Integration. Clinical Psychology Review, 21(8), 1143–1192.
- Bentall, R. P., Kinderman, P., Kaney, S. (1994). The self, attributional processes and abnormal beliefs: Towards a model of persecutory delusions. Behav. Res. Ther., 32, Elsevier Sci. Ltd Pergamon, pp. 331-341.
- Bleuler E. (Trans. J. Zinkin), (1950). Dementia praecox or the group of schizophrenias. New York, NY: International Universities Press.
- Cameron, N. (1959). The paranoid pseudo-community revisited. American Journal of Sociology 65, no. 1 (Jul., 1959): 52-58.
- Campbell, W. K., & Sedikides, C. (1999). Self-threat magnifies the self-serving bias: A metaanalytic integration. Review of General Psychology, 3(1), 23–43.
- Capgras, J., Sérieux, P. (1909). Les folies raisonnantes. Paris, Alcan.
- Clérambault, G. G. (1921). Les délires passionnels. Érotomanie, revendication, jalousie. Œuvres psychiatriques, Paris, Frénésie, 1987, p. 344.
- Collett, N., Pugh, K., Waite, F., & Freeman, D. (2016). Negative cognitions about the self in patients with persecutory delusions: An empirical study of self-compassion, self-stigma, schematic beliefs, self-esteem, fear of madness, and suicidal ideation. Psychiatry Research, 239, 79–84.
- Corcoran, R., Mercer, G., & Frith, C. D. (1995). Schizophrenia, symptomatology and social inference: Investigating “theory of mind” in people with schizophrenia. Schizophrenia Research, 17, pp. 5-13
- Cutting, J., & Shepherd. M. (1987). The clinical roots of the schizophrenia concept. Cambridge University Press.
- Fenigstein A, Vanable PA (1992). Paranoia and selfconsciousness. Journal of Personality and Social Psychology 62, 129–138.
- Freeman, D. (2007). Suspicious minds: The psychology of persecutory delusions. Clinical Psychology Review, 27, 425–457.
- Freeman, D. (2016). Persecutory delusions: a cognitive perspective on understanding and treatment. The Lancet Psychiatry, 3(7), 685–692.
- Freeman, D., Garety, P. A., Bebbington, P. E., Smith, B., Rollinson, R., Fowler, D., Kuipers, E., Ray, K., & Dunn, G. (2005). Psychological investigation of the structure of paranoia in a non-clinical population. British Journal of Psychiatry, 186(05), 427–435.
- Freeman, D., Garety, P. A., Kuipers, E., Fowler, D., & Bebbington, P. E. (2002). A cognitive model of persecutory delusions. British Journal of Clinical Psychology, 41(4), 331–347.
- Freeman, D., Garety, P. A., & Phillips, M. L. (2000). An examination of hypervigilance for external threat in individuals with generalized anxiety disorder and individuals with persecutory delusions using visual scan paths. The Quarterly Journal of Experimental Psychology Section A, 53(2), 549–567.
- Freeman, D., Startup, H., Dunn, G., Černis, E., Wingham, G., Pugh, K., Cordell, J., Mander, H. and Kingdon, D. (2014). Understanding jumping to conclusions in patients with persecutory delusions: working memory and intolerance of uncertainty. Psychological Medicine, 44(14), 3017–3024.
- Frith, C. D., & Corcoran, R. (1996). Exploring ‘Theory of Mind’ in people with schizophrenia. Psychological Medicine, 26(3), 521–530.
- Green, M. J., & Phillips, M. L. (2004). Social threat perception and the evolution of paranoia. Neuroscience and Biobehavioral Reviews, Vol. 28, pp. 333–342.
- Grillon, C. (2008). Models and mechanisms of anxiety: evidence from startle studies. Psychopharmacology, 199(3), 421-437.
- Kaney, S., & Bentall, R. P. (1989). Persecutory delusions and attributional style. British Journal of Medical Psychology, 62(2), 191–198.
- Krawczyk, D. C. (2018). Reasoning: The Neuroscience of How we Think. Elsevier, San Diego, CA
- Manschreck, T., & Petri, M. (1978). The paranoid syndrome. The Lancet, 312(8083), 251–254.
- Marius, F. (2020). Etude de la symptomatologie paranoïaque au coeur d’un environnement virtuel : Validation de vidéos à 360° dans la population schizophrène. (Unpublished master’s thesis). Université de Liège, Liège, Belgique. Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/9291
- Mathews, A. (1990). Why worry? The cognitive function of anxiety. Behaviour Research and Therapy, 28(6), 455–468.
- McKay, R., Langdon, R., & Coltheart, M. (2005). Paranoia, persecutory delusions and attributional biases. Psychiatry Research, 136(2–3), 233–245.
- Mehl, S., Rief, W., Lüllmann, E., Ziegler, M., Kesting, M. L., & Lincoln, T. M. (2010). Are Theory of Mind deficits in understanding intentions of others associated with persecutory delusions? Journal of Nervous and Mental Disease, 198(7), 516–519.
- Phillips, M. L., Senior, C., & David, A. S. (2000). Perception of threat in schizophrenics with persecutory delusions: an investigation using visual scan paths. Psychological Medicine, 30(1), 157–167.
- Premack, D., & Woodruff, G. (1978). Does the chimpanzee have a theory of mind? Behavioral and Brain Sciences, 1(4), 515–526.
- Salkovskis, P. M. (1991). The importance of behaviour in the maintenance of anxiety and panic: a cognitive account. Behavioural Psychotherapy, 19(1), 6–19.
FAQ
1. Qu’est-ce que la paranoïa ?
La paranoïa est un processus psychologique dans lequel un individu développe des croyances délirantes, souvent basées sur l’idée d’être persécuté ou observé. Elle peut être un symptôme isolé ou s’inscrire dans un trouble plus large, comme la schizophrénie ou le trouble de la personnalité paranoïaque.
2. Quelle est la différence entre délire de persécution et personnalité paranoïaque ?
- Le délire de persécution est un épisode délirant temporaire où une personne croit être menacée ou ciblée sans preuve objective.
- La personnalité paranoïaque est un trouble stable dans le temps où l’individu interprète constamment les intentions des autres comme malveillantes, influençant tous les aspects de sa vie.
3. Quels sont les principaux biais cognitifs associés à la paranoïa ?
Les personnes paranoïaques ont tendance à :
- Tirer des conclusions hâtives (Jumping to Conclusion).
- Exagérer l’impact des événements négatifs en les attribuant à des causes externes (Style Attributionnel).
- Mal interpréter les intentions des autres (Theory of Mind dysfonctionnelle).
- Éviter les stimuli menaçants, renforçant ainsi leurs croyances erronées.
4. La paranoïa est-elle causée par le stress ?
Oui, le stress peut être un facteur déclenchant de la paranoïa, en particulier lorsqu’il est intense et prolongé. Une situation stressante peut provoquer des expériences anormales (hallucinations, hypersensibilité) qui renforcent la construction d’un délire de persécution.
5. Pourquoi une personne paranoïaque ne change-t-elle pas d’avis malgré les preuves contraires ?
La paranoïa est un processus auto-renforcé :
- Les preuves qui confirment la croyance paranoïaque la renforcent.
- Les preuves qui la contredisent sont souvent interprétées comme une tentative de manipulation ou de tromperie.
- Les comportements d’évitement (safety behaviours) donnent l’illusion que la menace a été évitée grâce à ces précautions, validant ainsi la croyance délirante.
6. Quels sont les traitements possibles pour la paranoïa ?
Le traitement dépend de la cause sous-jacente et peut inclure :
- Thérapie cognitive et comportementale (TCC) : pour travailler sur les biais cognitifs et les croyances erronées.
- Médicaments : antipsychotiques ou anxiolytiques selon la sévérité des symptômes.
- Techniques de gestion du stress : relaxation, méditation, thérapies basées sur la pleine conscience.
7. Comment aider une personne paranoïaque ?
- Éviter la confrontation directe avec ses croyances délirantes.
- Rassurer sans valider les idées paranoïaques.
- Encourager la consultation d’un professionnel de santé mentale.
- Maintenir une communication bienveillante et un environnement apaisant.
MARIUS François Psychologue et Hypnothérapeute Moulins 03000